arrow_back Retour aux articles

Après 22 ans de service, un gestionnaire reçoit une indemnité de départ de 22 mois dans un contexte d’aliénation d’entreprise

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Juliette Fucina

 

 

Dans la décision Penning c. Depro GVB inc., la Cour supérieure est saisie d’une action en réclamation d’une indemnité de cessation d’emploi dans le cadre d’une aliénation d’entreprise.

 

Le Demandeur a commencé à travailler comme gestionnaire au service de Kaycom Inc. en 1985. Une partie des éléments d’actif de cette entreprise, notamment ceux qui ont trait à l’emploi du Demandeur, ont par la suite été rachetés en 2005 par Depro GVB Inc., la Défenderesse en l’instance. Deux ans plus tard, en 2007, la Défenderesse met fin à l’emploi du Demandeur pour des motifs strictement économiques. Elle lui offre, à titre d’indemnité de départ, 8 semaines de salaire, ce que le Demandeur juge nettement insuffisant.

 

Le Demandeur s’adresse ainsi à la Cour afin d’obtenir 22 mois de salaire, soit un mois par année de service. La Défenderesse s’oppose à cette demande et soutient plutôt qu’elle constitue une entreprise distincte de Kaycom Inc. et ainsi, que seules les années de service accomplies auprès d’elle peuvent compter dans la détermination de l’indemnité.

 

La juge rejettera cette prétention de la Défenderesse essentiellement sur la base de l’article 2097 du Code civil du Québec.

 

Voyez de manière plus précise la façon dont la juge motive sa décision :

 

 

 

[20] L’article 2097 C.c.Q. édicte le principe applicable :

Art. 2097. L’aliénation de l’entreprise ou la modification de sa structure juridique  par fusion ou autrement, ne met pas fin au contrat de travail.

Ce contrat lie l’ayant cause de l’employeur.

[21] S’interrogeant sur la portée de cet article, l’auteur Robert P. Gagnon écrit :

Quelle est la mesure exacte des effets de l’article 2097 C.c.Q.? Cette disposition garantit-elle en somme aux salariés une sécurité d’emploi absolue à l’occasion d’une aliénation de l’entreprise? L’employeur et le salarié peuvent-ils convenir à l’avance que le contrat de travail prendra fin en cas de vente de l’entreprise? L’employeur peut-il, en donnant un délai-congé suffisant, mettre fin à un engagement à durée indéterminée, en prévision d’une vente de son entreprise?

La détermination de la portée réelle de l’article 2097 C.c.Q. devrait s’apprécier, au premier chef, en fonction de l’état du droit antérieur que le législateur a voulu modifier en l’adoptant. Suivant ce droit antérieur et la règle de l’effet relatif des contrats, que reprend désormais l’article 1440 C.c.Q., l’aliénation de l’entreprise mettait fin au contrat de travail et l’acquéreur n’était pas lié par ce dernier. C’est cette situation que l’article 2097 C.c.Q. vient modifier, par exception, à l’endroit du contrat de travail. Déclaratoire, il affirme donc que l’aliénation n’a pas pour effet, par elle-même, de mettre fin au contrat de travail et que, dans ce cas, l’ayant-cause de l’employeur est lié par le contrat. (…)

Cette disposition législative garantit en somme qu’un contrat de travail à durée prédéterminée se rendra à l’échéance qui y est prévue, malgré l’aliénation de l’entreprise, et que le contrat à durée indéterminée se poursuivra chez le nouvel employeur si ni le vendeur ni l’employé ne sont intervenus pour y mettre légalement fin, dans les mêmes circonstances. (…)

Effet direct et manifeste de l’article 2097 C.c.Q., l’acquéreur d’une entreprise qui voudra ultérieurement mettre fin à un contrat de travail à durée indéterminée devra prendre en considération, dans la détermination du préavis à donner, la durée totale des services de l’employé dans l’entreprise. »

[22] En cas d’aliénation même partielle, ou de modification à la structure juridique d’une entreprise, les contrats de travail continuent donc d’avoir effet, et les conditions de travail des employés sont maintenues. Dans le cas d’un contrat à durée indéterminée, le lien d’emploi est conservé jusqu’à sa résiliation.

[23] La preuve s’avère éloquente : M. Binek témoigne qu’il refusait le transfert automatique chez Depro d’employés de longue date de Kaycom, d’où la lettre de démission imposée à ceux-ci. Il pensait ainsi éviter, en cas de fin d’emploi, le versement d’une indemnité importante. Or, une entreprise ne saurait mettre de côté l’article 2097 C.c.Q., disposition d’ordre public de façon à se soustraire aux obligations qu’il lui impartit. Corrélativement, un salarié ne peut renoncer aux droits que cet article lui confère.

[24] Ainsi, ayant acquis une partie de Kaycom, Depro devait, en mettant fin au contrat de travail à durée indéterminée de M. Penning, prendre en considération la durée totale de ses services dans la détermination du préavis à lui donner.

[25] D’ailleurs, le versement des huit semaines de salaire à M. Penning s’avère fort révélateur. Depro l’explique par l’application des articles 82 et 83 de la Loi sur les normes du travail. Or, en 2007, ces articles prescrivaient l’octroi d’un préavis de cessation d’emploi ou d’une indemnité compensatrice de huit semaines à tout salarié justifiant de dix ans de service continu ou plus. Ainsi, Depro admet indirectement qu’à la date de son congédiement, M. Penning cumulait bien plus que deux ans de service.

[26] S’en tenant à nier la réclamation de M. Penning, Depro n’offre aucun argument au soutien d’un calcul différent que celui proposé en demande, à savoir le paiement d’une indemnité d’un mois de salaire par année de service. En outre, elle ne conteste pas la quantification de cette indemnité. Dans les circonstances, en pondérant les facteurs généralement reconnus, soit les 24 années de service de M. Penning au sein de Kaycom et de sa successeure Depro, son âge au moment du congédiement, ses limitations personnelles et sa difficulté à trouver un poste de même niveau, sa réclamation de 22 mois de salaire (24 moins les deux mois déjà reçus) s’avère fondée. Conséquemment, le Tribunal établit l’indemnité à 128 333,33 $.