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Les pratiques « tolérées » : l’histoire d’un congédiement sans cause juste et suffisante après 29 ans de service

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Juliette Fucina

 

 

Dans une cause de 1998, Sauvé c. Banque Laurentienne du Canada, la Cour d’appel accueille un pourvoi en dommages des suites d’un congédiement sans cause juste et suffisante.

 

L’appelant a travaillé au service de l’intimé pendant 29 ans et y a occupé le poste de directeur de succursale pendant ses 10 dernières années avant d’être congédié en 1991. Lors de son congédiement, l’appelant n’a pas été informé des motifs ayant mené à la décision. C’est seulement deux mois après l’événement que le vice-président des ressources humaines lui explique le reproche de s’être avancé, pour son bénéfice personnel, des montants d’argent de 2 835 $. L’intimé affirme que cela contrevient aux directives publiées dans le code de déontologie interne.

 

L’appelant ne conteste pas avoir agi en contravention au Code de déontologie interne, mais affirme toutefois que ces agissements étaient vérifiés par des inspecteurs au service de l’intimé et que ces pratiques étaient dès lors encadrées et tolérées au sein de l’entreprise.

 

La question à laquelle fait face la Cour d’appel est donc de déterminer si le juge de première instance a erré en concluant à la présence d’un congédiement pour une cause juste et suffisante. La Cour répondra par l’affirmative à cette question.

 

Voyez la façon dont la Cour d’appel motive sa décision sous la plume de l’Honorable Proulx :

 

 

 

Pour décider si la gravité de la faute déontologique justifiait cette mesure ou lui était proportionnelle, le tribunal devait prendre en compte (1) les considérations liées à l’acte lui-même, (2) le contexte dans lequel il a été posé et ses conséquences et (3) les facteurs qui se rattachent au salarié.

 

M’apparaît ici déterminante l’omission du premier juge de considérer, dans son examen de la gravité de la faute, la pratique antérieurement tolérée établie par l’appelant qui, est-il important de le souligner, n’a pas été contredit sur ce point. Dans ce contexte et compte tenu de la transparence de chacune des transactions et de l’absence de toute fraude ou malhonnêteté, jointes à la conclusion du juge que ces emprunts temporaires avaient servi à des «causes nobles», force est de conclure que le congédiement constituait une mesure arbitraire excessive et hors de proportion avec la faute reprochée. Cette conclusion se justifie davantage puisque cette mesure draconienne a été prise à l’égard d’un homme qui avait travaillé pour l’intimée pendant 29 ans et qui présentait un dossier disciplinaire sans tache. La décision de l’intimée est d’autant plus inacceptable dans ces circonstances qu’il ne fut même pas offert à l’appelant de s’expliquer et qu’on fit la sourde oreille lorsque ce dernier fit état de la pratique antérieure jusque-là tolérée.

 

En conséquence, le congédiement injustifié, abrupt et abusif de l’appelant constitue une faute civile grave donnant ouverture à une indemnité pour tenir lieu de préavis: il y a lieu maintenant d’en fixer le montant.

[…]

Comme l’affirmait le juge Baudouin dans l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Limited, c. Stewart, supra, le délai-congé a essentiellement une vocation indemnitaire et a pour but de permettre à l’employé d’avoir un temps raisonnable pour se retrouver un emploi sans encourir de perte économique. Or, à cet effet, les raisons invoquées par l’employeur au soutien du congédiement de l’appelant ont anéanti toute chance de ce dernier de se trouver un poste comparable dans le domaine bancaire. La preuve démontre, au surplus, que l’appelant n’a pu se relocaliser dans un poste comparable dans un autre domaine. Ces circonstances entourant le congédiement de l’appelant jouent donc un rôle prépondérant dans l’évaluation du délai-congé.

Dans l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Limited c. Stewart, supra, le juge Baudouin ajoutait que «c’est essentiellement une perspective globale de l’ensemble des éléments individuels qui doit guider le juge». Au surplus, cette Cour a maintes fois répété que ce sont les circonstances particulières et parfois exceptionnelles qui déterminent le délai-congé.

À mon avis, la combinaison de plusieurs éléments justifie, en l’espèce, un délai-congé de 18 mois, soit (1) la difficulté de l’appelant de trouver une autre position comparable, (2) la nature et l’importance de la fonction, (3) son ancienneté, (4) son âge, (5) son dossier d’emploi, (6) les conditions économiques difficiles qui prévalaient à l’époque du congédiement. La preuve établit à 93 400$ le montant de cette indemnité.

[…]

C’est après son retour de congé pour le décès de son père que l’appelant fut interpellé par Sasseville qui lui retira les clés de la succursale et le pria de quitter les lieux. On ne se donna même pas la peine de chercher à obtenir des explications de l’appelant. C’est ce dernier qui dut solliciter une rencontre pour tenter de s’expliquer. Ce n’est que deux mois plus tard, après la période des fêtes de décembre 1991, que l’on informe véritablement l’appelant pour la première fois de la cause de son congédiement.

À ce sujet, est particulièrement révélatrice l’attitude de l’intimée qui, au lieu d’éviter l’irréparable, a persisté dans son attitude intransigeante dans l’explication donnée des motifs de congédiement à Emploi et Immigration du Canada qui demandait des renseignements concernant la demande de prestation d’assurance-chômage de l’appelant. En conséquence de ces renseignements qui comportaient un caractère implicite de malhonnêteté, Emploi et Immigration Canada a indiqué à l’appelant qu’en raison de son congédiement pour «inconduite», ses prestations étaient réduites.

Le congédiement a donc été effectué de manière à ternir l’image et la réputation de l’appelant alors qu’il a toujours bénéficié de l’estime de ses collègues de travail, tant subordonnés que supérieurs et de sa communauté. L’intimée, par sa façon vexatoire et cavalière de congédier, a causé un préjudice irréparable à la carrière de l’appelant et a provoqué une perte de jouissance de la vie qui excède de beaucoup le préjudice normal qui découle d’un congédiement, même sans préavis.

[…]

Je proposerais d’accueillir le pourvoi et procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu en première instance, je condamnerais l’intimée à payer à l’appelant la somme de 93 400$ à titre de préjudice économique et de 35 000$ pour dommages moraux, avec l’intérêt légal et l’indemnité additionnelle, depuis l’assignation, et les dépens dans les deux Cours.