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Les motifs sérieux de congédiement, la litispendance et le droit du travail international

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane

Dans une décision rendue en 2024 par la Cour supérieure, Fasano c. Servier Canada inc., le plus haut dirigeant de Servier Canada, une filiale de la société pharmaceutique Servier International dont le siège social est situé en France, réclame à son employeur une indemnité équivalente à 18 mois de salaire à titre de délai-congé, ainsi que 50 000 $ en dommages-intérêts pour atteinte à sa réputation et préjudice moral.

Servier Canada conteste ces réclamations, soutenant qu’elle disposait de motifs sérieux pour résilier le contrat de travail du plaignant, notamment en raison de son refus de mettre en œuvre un plan de restructuration et de sa désolidarisation envers les décisions prises par la société. Elle ajoute que sa réclamation fait double emploi avec celle totalisant environ 900 000 euros qu’il fait valoir en France contre Servier International, en plus d’être exagérée et injustifiée.

Le plaignant se joint à la société en 1994 et gravit rapidement les échelons, jusqu’à devenir Directeur général. En 2020, la fin du brevet d’un médicament très lucratif pousse, en partie, Servier Canada à élaborer un plan de restructuration prévoyant notamment la suppression de 77 postes. Bien qu’il ait participé aux discussions initiales, le plaignant fait rapidement part de son désaccord avec ce plan.

Premièrement, très tôt dans son jugement, la Cour décide que les procédures judiciaires intentées en parallèle en France contre Servier International, en vue de l’obtention d’une indemnité de fin d’emploi et d’une compensation pour les préjudices subis, ne créent pas de litispendance internationale au sens de l’article 3137 du Code civil du Québec (C.c.Q.). En effet, Servier International est une entité distincte de Servier Canada. Elle ajoute qu’en vertu de l’article 3149 du C.c.Q., les tribunaux québécois sont compétents pour statuer sur le contrat de travail du plaignant puisque celui-ci est domicilié au Québec. Elle termine sur cette question en précisant qu’elle n’est pas liée par les conclusions du jugement français, d’autant plus que celui-ci a été porté en appel, mais qu’il s’agit d’un fait juridique qui doit être pris en considération.

Deuxièmement, la Cour a retenu qu’en refusant d’exécuter le plan de restructuration, le plaignant avait rompu de façon irrévocable le lien de confiance qui existait entre lui et son employeur. Bien qu’il soit légitime d’avoir des opinions différentes, le plaignant aurait dû se conformer à cette orientation stratégique de la société. Bref, en refusant ce mandat, le plaignant a priorisé ses intérêts personnels au détriment de ceux de la société.

Troisièmement, la Cour estime que le plaignant n’a pas réussi à établir l’existence de préjudices découlant de son congédiement. En effet, les inconvénients évoqués dans son court témoignage correspondent à des inconvénients habituels liés à une perte d’emploi. De plus, le plaignant ne parvient pas à démontrer que la conduite de Servier Canada dans le cadre de son congédiement est fautive ou a porté atteinte à sa réputation. Par conséquent, la Cour rejette sa demande de dommages-intérêts.

La Cour conclut que Servier Canada a démontré l’existence d’un motif sérieux justifiant la résiliation du contrat de travail sans préavis, en vertu de l’article 2094 du Code civil du Québec.

En somme, la demande du plaignant est rejetée.

Voyez plus spécifiquement la façon dont le juge a motivé sa décision :

 

  1. ANALYSE

4.1  Servier Canada démontre-t-elle l’existence d’un motif sérieux justifiant de résilier le contrat de travail de M. Fasano?

[73]        Certes, l’obligation fiduciaire de l’administrateur exige qu’il agisse avec prudence, diligence, intégrité et loyauté au mieux des intérêts de la société[29]. Cela implique qu’il puisse exprimer sa dissidence dans le cadre des instances appropriées ou démissionner à titre d’administrateur s’il se sent l’obligation morale de poser ce geste[30]

[74]        Toutefois, les statuts d’administrateur et de salarié reposent sur des rapports juridiques distincts.

[75]        Ainsi, M. Fasano ne peut, dans le cadre d’un recours lié à son contrat de travail, invoquer ses devoirs et obligations à titre d’administrateur pour justifier un manquement à ses obligations à titre d’employé, dont son refus d’exécuter sa prestation de travail conformément aux décisions de ses supérieurs hiérarchiques.

[76]        Même s’il en était autrement, la preuve ne permet pas de conclure que le comportement qu’adopte M. Fasano, en 2020, relève de son obligation fiduciaire ou de son obligation de prudence et de diligence à l’égard de Servier Canada. L’orientation stratégique retenue par le Groupe vise alors à répondre à des impératifs économiques et commerciaux légitimes afin d’assurer la pérennité de Servier Canada, sans que M. Fasano ne démontre que cette décision est déraisonnable ou qu’un plan stratégique alternatif répond mieux à cet objectif.

[77]        En conséquence, Servier Canada démontre l’existence d’un motif sérieux justifiant la résiliation du contrat de travail de M. Fasano sans préavis[31].

(…)

4.2.1      La conduite de Servier Canada dans le cadre de la terminaison de l’emploi de M. Fasano justifie-t-elle l’octroi de dommages-intérêts pour avoir été fautive et avoir porté atteinte à sa réputation ?

[106]     M. Fasano réclame la somme de 50 000 $ afin d’être indemnisé pour les dommages moraux qu’il allègue avoir subis en raison de la conduite fautive de son employeur dans le cadre de la terminaison de son emploi, notamment pour avoir porté atteinte à sa réputation.

[107]     Au soutien de sa réclamation, M. Fasano fait état de la brutalité de son congédiement sans cependant parvenir à en faire la démonstration. Le très court témoignage qu’il offre à ce sujet ne démontre ni la présence de mauvaise foi dans le comportement de son employeur, ni qu’il ait fait l’objet d’un traitement inéquitable de la part de l’employeur[43].

[108]     Au contraire, M. Fasano reconnaît que ses échanges avec ses supérieurs, incluant lors de la rencontre du 24 juillet 2020, sont respectueux et courtois tout comme le sont leurs échanges écrits mis en preuve.

[109]     M. Fasano reproche également à Servier Canada d’avoir annoncé son départ à la présidente du conseil d’administration d’un organisme regroupant les représentants de plusieurs grandes sociétés pharmaceutiques et ce, afin qu’il y soit remplacé. Les courriels pertinents sont échangés en septembre 2020, plus d’un mois après la confirmation du congédiement de M. Fasano.

[110]     Dans les circonstances, la démarche de Servier Canada apparaît tout à fait légitime et les écrits pertinents ne contiennent aucun élément de nature à nuire à la réputation de M. Fasano.

[111]     En somme, M. Fasano ne parvient pas à démontrer que la conduite de Servier Canada dans le cadre de la terminaison de son emploi soit fautive, ce qui constitue un premier obstacle à la réussite de son recours.

[112]      Mais il y a plus. La preuve du préjudice qu’allègue avoir subi M. Fasano en raison de son congédiement demeure très mince et se limite à quelques affirmations générales concernant le stress lié à son instabilité professionnelle et au respect de ses obligations financières personnelles. Or, ces inconvénients n’excèdent pas le seuil de ceux qui découlent généralement d’un congédiement[44], et ne peuvent justifier l’octroi de dommages-intérêts.

[113]     En conséquence, la réclamation en dommages-intérêts de M. Fasano doit être rejetée, sans égard à la conclusion à laquelle en arrive le Tribunal quant à l’existence d’un motif sérieux de congédiement.