Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Juliette Fucina
Dans une cause de 2004 de la Cour supérieure, Hemens c. Sigvaris Corp., une directrice générale réclame un délai de congé de 21 mois, totalisant la somme de 436 000$ suivant la décision de la défenderesse de mettre fin à son contrat de travail.
La défenderesse, Sigvaris, est une filiale du Groupe Ganzoni & Cie A.G., qui vend et distribue des produits médicaux et des vêtements de compression un peu partout dans le monde. La demanderesse a commencé à vendre les produits de la défenderesse en 1984, et a ensuite été embauchée par celle-ci en 1988 à titre de directrice générale. Elle a occupé ce poste jusqu’en mars 2001, date à laquelle elle a dû se retirer pour des raisons médicales. Cependant, préalablement à son arrêt, en décembre 2000, la demanderesse avait reçu un avis de la défenderesse lui indiquant que son contrat de travail allait prendre fin en décembre 2001.
Ainsi, la Cour dans cette affaire se pose la question suivante : tenant pour acquis que la demanderesse n’a jamais pu reprendre son poste au service de la défenderesse en raison de sa maladie et considérant qu’elle a été rémunérée par cette dernière jusqu’en juillet 2001, est-ce que la Demanderesse peut quand même recevoir un délai-congé de 21 mois tel qu’elle le prétend ?
Après analyse, la Cour répondra par l’affirmative à cette question.
Voyez la façon dont le juge motive sa décision :
[68] La demanderesse était reconnue par tous comme étant «Mme Sigvaris Canada». Elle était la «locomotive» de SIGVARIS Canada. Grâce à elle, les ventes nettes de SIGVARIS Canada sont passées de 766 000 $ en 1989 à plus de 5 000 000 $ en 2000. Au fil des années, elle a été le principal artisan du grand succès de SIGVARIS Canada. Le Tribunal est d’avis qu’il sera à toutes fins utiles impossible pour la demanderesse, même lorsqu’elle sera complètement guérie de sa dépression, de trouver un travail de la même importance et aussi rémunérateur que celui qu’elle occupait.
[69] Son délai de congé de 12 mois a été négocié en 1991 alors qu’il était jusque-là de six mois. Le délai-congé de 21 mois suggéré par les procureurs de la demanderesse semble donc dans les circonstances tout à fait réaliste, équitable et conforme à la jurisprudence.
[70] Ainsi, dans l’affaire Ben-Hamadi c. Musitechnic Services éducatifs inc., le directeur des études de l’établissement privé d’enseignement collégial spécialisé a été congédié après sept ans de services. Le Tribunal lui a accordé un délai-congé de 18 mois.
[71] Les défendeurs ont payé à la demanderesse son plein salaire jusqu’en juillet 2001 mais ont cessé par la suite de le lui verser jusqu’au 31 décembre 2001, sous prétexte qu’elle recevait des prestations d’assurance-invalidité. Or, il a été mis en preuve que toutes les primes de la police assurance-invalidité de la demanderesse ont été entièrement acquittées par cette dernière. Dans de telles circonstances, selon la doctrine et une jurisprudence majoritaire, il s’agit d’un bénéfice personnel de la demanderesse qui doit s’ajouter au paiement du délai-congé.
[72] Les défendeurs ont également soutenu qu’ils n’avaient pas à verser à la demanderesse son salaire, ni pour la période de douze mois ou pour une période additionnelle, puisque cette dernière, à cause de sa maladie, ne pouvait fournir sa prestation de travail.
[73] Le Tribunal est d’avis que le fait que la demanderesse ait été inapte au travail à cause de maladie durant cette période de 21 mois ne change rien à son droit de percevoir son indemnité de congé.
[74] Dans l’affaire Barrou c. Micro-Boutique Éducative inc.12, l’honorable William Fraiberg a conclu que l’employée, en dépression nerveuse, bien qu’elle fut inapte à travailler, avait quand même droit au paiement de son préavis. L’honorable Danielle Grenier dans Danielle Drolet c. Yvan Charron et Conseillers Corporatifs Focus inc.13, en est venue à la conclusion que le salarié, malgré son inaptitude à travailler, doit recevoir un délai-congé. Conclure autrement permettrait à l’employeur d’invoquer sa propre turpitude, puisqu’il pourrait changer unilatéralement les conditions de travail de l’employé et le dévaloriser jusqu’au point où il devienne inapte à travailler et ne plus avoir à lui donner un délai-congé.
[75] Selon la preuve, les défendeurs n’étaient aucunement au courant des problèmes psychologiques sérieux que la demanderesse éprouvait. Il n’en demeure pas moins que, selon tous les experts, la négociation du nouveau contrat de travail a été pour la demanderesse un facteur de stress très important qui a contribué à sa dépression majeure. Il serait indécent que les défendeurs profitent d’un état de fait auquel ils ont contribué, même s’ils n’étaient pas de mauvaise foi.
[76] De toute manière, il est irréaliste de penser que, si la demanderesse n’avait pas souffert de dépression majeure en mars 2001 et que, selon toute évidence, les parties n’avaient pu en arriver à une entente avant le 31 mars 2001, elle aurait pu continuer à travailler à titre de présidente de SIGVARIS Canada, en toute sérénité et avec la même détermination et efficacité dont elle avait toujours fait preuve. On peut difficilement imaginer que dans ces circonstances, les défendeurs aient insisté pour qu’elle continue à occuper ses fonctions. Tel que le démontre une pratique presque universelle, dans un tel cas, les défendeurs selon toute vraisemblance auraient versé à la demanderesse son délai-congé, sans insister pour qu’elle fournisse la prestation de travail équivalente.
[77] Pour tous ces motifs, le Tribunal en vient à la conclusion que la demanderesse avait droit à un délai-congé de 21 mois. En tenant compte que son salaire lui a été payé jusqu’en juillet 2001, le montant qu’elle doit recevoir est de 436 000,37 $, comme l’a démontré la preuve.