Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane
Dans une récente décision rendue par le Tribunal administratif du travail, Guérard c. SamaN inc., une employée de l’entreprise SamaN a déposé une plainte fondée sur l’article 124 de la Loi sur les normes du travail (LNT), s’estimant victime d’un congédiement déguisé. Elle soutient que l’employeur a substantiellement modifié l’une des conditions essentielles de son contrat de travail, à savoir la possibilité de poursuivre ses tâches de coordonnatrice à la production en télétravail. Pour sa part, l’employeur plaide que la plaignante a démissionné, ce qui rendrait la plainte irrecevable.
Depuis plus de 20 ans, la plaignante travaillait pour SamaN en tant que représentante sur la route. En avril 2022, l’entreprise a été achetée par M. Gagnier-Dubuc, avec l’accord que les anciens propriétaires continueraient tout de même à y travailler. Peu après cette acquisition, M. Gagnier-Dubuc a accepté que la plaignante devienne coordonnatrice à la production, avec toutes ses tâches effectuées en télétravail.
Le 24 novembre 2022, un conflit éclate entre M. Gagnier-Dubuc et les vendeurs, dont l’un était le conjoint de la plaignante. Craignant une compromission des informations stratégiques de l’entreprise, M. Gagnier-Dubuc a suspendu temporairement l’accès de la plaignante au système informatique, ce qu’elle a découvert le lendemain en tentant de s’y connecter à distance. Le 9 décembre 2022, M. Gagnier-Dubuc a informé la plaignante qu’elle ne pourrait plus poursuivre ses tâches en télétravail. Pour la plaignante, l’obligation de travailler au bureau avait des conséquences importantes, puisqu’elle résidait à environ 1 h 30 de l’usine, selon la saison. La possibilité de télétravailler, négociée en avril 2022, était pour elle une condition essentielle, tant pour sa santé que pour lui permettre de passer du temps avec ses petits-enfants.
Le Tribunal a conclu qu’en empêchant la plaignante de travailler en télétravail, l’employeur avait unilatéralement modifié son contrat de travail de manière à constituer un congédiement déguisé. Cette décision reflète, de surcroît, un manque de confiance envers la plaignante, malgré son parcours irréprochable au sein de l’entreprise. Sa seule faute, si l’on peut la qualifier ainsi, est de se retrouver prise au cœur d’un conflit opposant M. Gagnier-Dubuc à son conjoint. Pour le Tribunal, il était clair que la plaignante n’avait pas l’intention de démissionner et qu’elle avait été contrainte de le faire en raison de l’impossibilité de poursuivre ses tâches en télétravail.
Cependant, la plaignante n’a pas respecté le délai de 45 jours prévu à l’article 124 de la LNT pour déposer sa plainte de congédiement. De plus, bien que l’article 15 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail permette à une personne d’être relevée des conséquences d’un tel manquement si elle démontre un « motif raisonnable », le Tribunal a conclu que la plaignante n’a pas réussi à établir un tel motif. Elle a prétendu avoir été induite en erreur par un préposé de la CNESST, mais le Tribunal a estimé qu’elle n’avait pas réussi à démontrer un lien causal entre l’information erronée reçue et son défaut de respecter le délai prescrit.
Par conséquent, sa plainte a été rejetée.
Voyez en plus grand détail comme le Tribunal motive sa décision :
QUESTION 1 : LA PLAIGNANTE A-T-ELLE ÉTÉ L’OBJET D’UN CONGÉDIEMENT DÉGUISÉ?
Les conditions essentielles du contrat de travail liant la plaignante et l’employeur
[18] Le 13 avril 2022, monsieur Gagnier-Dubuc rencontre la plaignante pour la première fois. Elle lui demande de changer ses tâches pour qu’elle ne soit plus « représentante sur la route », mais plutôt coordonnatrice de la production pour la totalité de son temps de travail, ce qu’il accepte. Ils conviennent qu’elle effectuera toutes ses tâches en télétravail, suivant un horaire flexible et pour 25 heures par semaine. Ils s’entendent aussi sur un taux horaire de 50 $ de l’heure.
L’imposition à la plaignante d’une modification au contrat de travail
[24] Le 5 décembre 2022, monsieur Gagnier-Dubuc tente de communiquer par téléphone avec la plaignante, laquelle l’invite à lui écrire. Il lui transmet une proposition le 9 décembre, qui va comme suit :
[…] En tant qu’employée de SamaN depuis plus de 20 ans, j’essaie de trouver une solution pour tenter de ne pas trop t’impacter malgré la problématique. Pour moi, comme j’ai totalement perdu confiance en [monsieur Saint-Cyr], je ne peux pas avoir un ordinateur qui a un accès au réseau de SamaN via VPN à la portée de [monsieur Saint-Cyr]. C’est l’enjeu principal face à tes fonctions.
J’y ai réfléchi et je vois 2 alternatives :
– Tu gardes les mêmes fonctions que tu as actuellement mais tu dois venir travailler au bureau car je ne peux pas te laisser un portable ni un accès VPN.
– Tu reprends les fonctions que tu avais avant (Représentante magasins Grande Surface). Dans ce poste, tu n’as pas besoin d’un ordinateur portable ni d’un accès au réseau.
Si tu vois d’autres possibilités, je suis ouvert à la discussion, mais ce qui est primordial pour moi, c’est l’accès à de l’information clef pour SamaN via un ordinateur portable à la maison ou un accès VPN.
[25] Le jour même, elle lui écrit qu’elle lui répondra sous peu et lui demande par la même occasion quelles seront « les conditions d’emploi pour chacun des postes offerts ». Quelques heures plus tard, il lui répond que si elle choisit de conserver « les mêmes fonctions » de coordination de la production, il maintiendra les mêmes conditions salariales que celles négociées le 4 novembre précédent. Si elle choisit plutôt de reprendre son travail de « Représentante magasins Grande Surface », il lui accordera les mêmes conditions salariales que celles dont elle bénéficiait lorsqu’elle occupait cette fonction.
[…]
[28] Les deux courriels de monsieur Gagnier-Dubuc du 9 décembre 2022, par lesquels il informe la plaignante qu’elle ne pourra poursuivre ses tâches de coordonnatrice à la production en télétravail, cristallisent la position de l’employeur. Dès ce moment, en appliquant le critère de la personne raisonnable, force est de conclure que la plaignante est en mesure de savoir qu’il y a une condition essentielle de son contrat de travail qui est modifiée de façon substantielle. En effet, bien qu’un choix lui soit offert par l’employeur, l’une et l’autre des avenues proposées empêchent le télétravail.
[…]
QUESTION 3 : LA PLAIGNANTE DÉMONTRE-T-ELLE UN MOTIF RAISONNABLE AU SENS DE L’ARTICLE 15 DE LA LITAT POUR ÊTRE RELEVÉE DES CONSÉQUENCES DE SON DÉFAUT D’AVOIR DÉPOSÉ SA PLAINTE DANS LE DÉLAI DE 45 JOURS PRÉVU À L’ARTICLE 124 DE LA LOI?
Le droit applicable
[36] Il est prévu ce qui suit à l’article 15 de la LITAT :
- Le Tribunal peut prolonger un délai ou relever une personne des conséquences de son défaut de le respecter, s’il est démontré que celle-ci n’a pu respecter le délai prescrit pour un motif raisonnable et si, de l’avis du Tribunal, aucune autre partie n’en subit de préjudice grave.
[37] Une erreur commise par un préposé de la CNESST peut constituer un « motif raisonnable » au sens de l’article 15 de la LITAT, ce qui peut permettre à une personne d’être relevée des conséquences de son défaut de respecter le délai prescrit pour déposer sa plainte[6].
[38] Toutefois, pour que l’erreur puisse être valablement invoquée, encore faut-il qu’elle ait conduit la personne à se comporter d’une façon telle qu’elle n’a pas déposé sa plainte dans le délai prescrit en raison de cette erreur. Bref, un lien causal doit être démontré entre l’erreur commise par le préposé et le dépassement du délai prescrit. À défaut, le Tribunal ne pourra conclure que la personne a fait la preuve d’un motif raisonnable.
[…]
L’absence de lien causal entre l’erreur commise par le préposé de la CNESST et le défaut de la plaignante de déposer sa plainte dans le délai prescrit
[45] La plaignante fait valoir qu’elle n’a pas déposé sa plainte dans les 45 jours suivant son courriel du 5 janvier 2023 à monsieur Gagnier-Dubuc puisque le préposé de la CNESST lui a mentionné qu’elle n’est pas considérée comme étant congédiée tant que son salaire est maintenu. Puisque l’employeur a décidé de lui maintenir intégralement son salaire pendant environ quatre mois, elle prétend que ce n’est qu’à la toute fin du mois de mars 2023 que le délai de 45 jours a commencé à courir.
[46] Le Tribunal ne peut faire droit à cette prétention puisqu’il n’y a pas de lien causal entre l’information erronée qui lui a été donnée par le préposé de la CNESST et son défaut de respecter le délai de 45 jours. En effet, bien qu’il lui ait dit que sa situation ne constitue pas un congédiement, environ trois semaines après cette discussion, elle est d’opinion qu’elle a été l’objet d’un congédiement déguisé et l’exprime sans équivoque dans son courriel à monsieur Gagnier-Dubuc.
[47] En prétendant qu’elle a été induite en erreur par le préposé, force est de constater qu’elle fait abstraction de la dernière chose qu’il lui a dite, soit qu’elle pourrait communiquer à nouveau avec la CNESST pour déposer une plainte s’il s’avérait qu’elle sente qu’il n’y a aucune volonté de la part de l’employeur de lui permettre de reprendre ses tâches habituelles en télétravail. Or, c’est précisément ce qu’elle exprime dans son courriel à monsieur Gagnier-Dubuc le 5 janvier 2023. Dès lors, elle se devait de faire diligence pour déposer sa plainte, ce qu’elle n’a malheureusement fait que le 30 mars suivant, soit à l’extérieur du délai de 45 jours. Cela demeure vrai, même si l’employeur décide seulement à la fin mars qu’il ne lui versera plus son salaire.
[48] Dans un tel contexte, elle n’a pas fait la preuve d’un motif raisonnable pour être relevée des conséquences du défaut de respecter le délai prescrit.