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Cas d’espèce: envoyer des courriels de travail vers son courriel personnel malgré les politiques internes

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane

Dans une récente décision de la Cour du Québec, Organizational Solutions inc. c. Chevalier, le Tribunal était appelé à se prononcer sur la possible contravention de plaignante à deux obligations: d’une part, à son obligation de confidentialité, en utilisant son courriel et ordinateur personnels pour exécuter ses tâches pour le compte de son employeur, Organizational Solutions Inc. (« OSI »); d’autre part, à son obligation de loyauté, en omettant de révéler qu’un ancien client d’OSI, soit Bridor, l’avait sollicitée, et en ne divulguant pas que ce dernier avait entrepris une réorganisation administrative susceptible de nuire à OSI.

Depuis le 3 octobre 2016, la plaignante est responsable du traitement des réclamations d’accidents de travail auprès de la CNESST. Le 30 septembre 2019, Bridor communique avec la plaignante et lui propose le poste nouvellement créé pour la gestion de ses dossiers CNESST, ce qu’elle accepte. Le 10 octobre 2019, la plaignante remet sa démission.

Après son départ, OSI examine la boîte courriel de la plaignante et constate qu’entre le 17 avril 2019 et le 18 août 2019, elle s’est envoyée à son adresse personnelle neuf courriels contenant des informations confidentielles. OSI allègue que cela constituait une violation manifeste de ses politiques de confidentialité. Toutefois, le Tribunal a retenu qu’OSI avait connaissance de l’usage par la plaignante de son courriel et ordinateur personnels pour accomplir ses tâches, y compris l’enregistrement de renseignements confidentielles, et qu’elle n’avait jamais été réprimandée à cet égard. En tolérant cette pratique sans aucune objection, OSI ne pouvait ensuite s’en plaindre.

En ce qui concerne l’obligation de loyauté, le Tribunal conclut que le fait pour la plaignante de ne pas avoir informé ISO de ses démarches personnelles à la suite de sa démission, ni de la décision de Bridor de rapatrier à l’interne la gestion de ses dossiers en santé et sécurité, ne saurait être assimilé à un manquement à l’obligation de loyauté prévue à l’article 2088 du C.c.Q. Le Tribunal s’appuie notamment sur les enseignements de la Cour d’appel, selon lesquels de telles omissions constituent des limites à la franchise et à la transparence normalement requises par le contrat de travail.

Voyez plus spécifiquement la façon dont la juge a motivé sa décision :

 

 

A) Est-ce que Mme Chevalier a enfreint ses obligations contractuelles en utilisant son courriel personnel et son ordinateur personnel pour effectuer du travail pour le compte d’OSI et en enregistrant sur ses appareils personnels des informations confidentielles appartenant à OSI?

[…]

[43] Toutefois, à la suite de la réception de ces informations, OSI n’effectue aucun suivi auprès de Mme Chevalier. L’employeur ne lui demande aucune explication ni ne lui pose aucune question relativement à la présence d’informations confidentielles appartenant à OSI dans son ordinateur personnel.

 [44] Mme Chevalier, quant à elle, affirme qu’OSI ne lui a jamais fait aucun reproche ni aucun rappel quant à l’utilisation de son ordinateur personnel ou des informations confidentielles qui s’y trouvent.

 [45] En fait, ce n’est qu’après sa démission qu’OSI lui reproche d’avoir conservé dans son ordinateur personnel des informations confidentielles, dont celles relatives aux rapports financiers.

[48] Bien que les politiques internes d’OSI soient suffisamment claires à leur lecture, la preuve révèle que dans le cas de Mme Chevalier, OSI a certes démontré une tolérance et acquiescé à ce qu’elles ne soient pas appliquées à la lettre et que la façon de travailler de Mme Chevalier était acceptée par son employeur.

[49] En tenant compte de la preuve, le Tribunal conclut qu’OSI savait que Mme Chevalier enregistrait des informations confidentielles lui appartenant sur ses appareils personnels et savait que Mme Chevalier utilisait son ordinateur personnel pour travailler. OSI savait donc que ses politiques internes en cette matière n’étaient pas respectées et a toléré cette situation dans le cas de Mme Chevalier. OSI ne peut par la suite lui reprocher de l’avoir fait.

 

C) Est-ce que Mme Chevalier a enfreint son obligation de loyauté prévue à l’article 2088 C.c.Q. en omettant d’indiquer que Bridor l’a sollicitée et en omettant de divulguer à OSI les décisions d’affaires prises par Bridor? Si oui, quel est le préjudice?

 

[…]

 

[81] La Cour d’appel rappelle qu’il y a des limites à la franchise et la transparence requise par le contrat de travail et apporte d’importantes nuances à l’obligation de loyauté :

 [35] Le fait d’agir ainsi ou de ne pas dévoiler son intention ou ses démarches à l’employeur ne peut par ailleurs pas être tenu pour un manquement à l’art. 2088 al.1 : il y a des limites légitimes, certainement, à la franchise et à la transparence requise par le contrat de travail et j’estime que le salarié (qui, d’ailleurs, peut changer d’idée en cours de route) a le droit de garder pour lui son intention de changer d’emploi ou les démarches qu’il entreprend à cette fin (y compris lorsqu’il s’agit de se lancer en affaires). Il y a des limites également à la notion de « conflit d’intérêts », qu’on invoque parfois: on ne peut pas considérer comme une manifestation de déloyauté le fait qu’un salarié se prépare à démissionner en planifiant pour ainsi dire sa sortie (y compris en projetant de travailler pour un concurrent ou en se préparant à concurrencer lui-même son employeur, sous réserve de ce que je dirai plus loin, infra, paragr. [38]).

 [36] À mon avis, il serait en pratique impensable – et injuste – de considérer que le salarié enfreint son devoir de loyauté dès lors qu’il exerce son droit de regarder ailleurs et de chercher un nouvel emploi ou une autre activité rémunératrice, y compris une activité concurrentielle à celle de son employeur. Il n’est pas impossible qu’un employeur, apprenant l’intention de son salarié, le remercie de ses services plutôt que de tenter de le retenir, mais l’ire ou la perte de confiance de celui qui se sentirait trahi, trompé ou peiné n’est pas la mesure du droit du salarié en la matière. Le principe de la liberté de travail fait obstacle à ce que l’on conclue à conflit d’intérêts et, partant, à déloyauté, de ce seul fait (et donc à motif sérieux de résiliation du contrat au sens de l’art. 2094 C.c.Q.). Et si même on acceptait qu’il ait un conflit d’intérêts, au moins potentiel, en pareilles circonstances, c’est un conflit qu’on devrait considérer comme inhérent à la nature du contrat de travail et de la liberté de travail et, conséquemment, exclu du champ d’application du devoir de loyauté.

 

[82] La Cour d’appel impose cependant certaines limites à l’employé qui procède à ses préparatifs de départ. Par exemple, il ne peut agir de façon déloyale en détournant des occasions d’affaires ou en dénigrant son employeur12 :

[38] Bien sûr, le salarié qui procède à ces préparatifs de départ ne peut en principe pas le faire sur son temps de travail ou en usant copieusement des outils que l’employeur met à sa disposition dans le cadre de son emploi. Il ne peut pas profiter de la situation pour piller ou pirater l’information confidentielle de l’employeur ou les dossiers sur lesquels il travaille, cacher ou détourner des occasions d’affaires, s’approprier les listes de clients ou les biens de son employeur, recruter déjà les clients de celui-ci à son bénéfice ou celui d’autrui, dénigrer véritablement et activement l’employeur auprès de ses collègues ou de la clientèle, ou autres comportements du genre. Faire cela serait, bien sûr, déloyal et c’est là un comportement que sanctionnent les tribunaux.