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Retour vers le futur : quand la Cour d’appel donne 18 mois en indemnité de départ à un vice-président

28 février 2024

Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Juliette Fucina

 

 

Dans une cause de 1995, Hippodrome Blue Bonnets c. Jolicoeur, la Cour d’appel est amenée à se prononcer quant à une décision de la Cour supérieure de 1990, dans laquelle le juge de première instance a condamné l’appelante à payer à l’intimé une somme de 412 950 $ à titre d’indemnité de départ, ce qui représente 3 ans de salaire. Ce chiffre fera sourciller les abonnés de saison de ce blogue, qui sauront que la limite supérieure des indemnités de départ aujourd’hui est plutôt de deux ans.

 

Dans l’affaire, l’intimé, un vice-président exécutif et chef de l’exploitation, a cumulé 21 années de service auprès de l’appelante avant d’être congédié en 1985. Les motifs ayant mené à son congédiement sont essentiellement les relations houleuses qui se sont installées entre l’intimé et le nouveau président de la société. Ce dernier, décrit comme un personnage autoritaire et très peu délicat par la Cour, s’oppose à l’intimé, une personne qui avait l’habitude de diriger l’entreprise avec bonheur et bonté.

 

La question sur laquelle doit se pencher la Cour d’appel n’est pas de déterminer si le juge de première instance a erré en concluant à la présence d’un congédiement sans cause puisque de l’avis du Tribunal, il n’y a aucun doute à l’effet que les motifs invoqués par l’appelante ne pouvaient justifier le congédiement. Toutefois, la Cour doit déterminer si l’indemnité de départ de 3 ans qui a été accordée en première instance est justifiée en l’espèce.

 

Voyez la façon dont la Cour d’appel motive sa décision sous la plume de l’Honorable Claude Vallerand :

 

 

Jolicoeur mit tout en oeuvre pour trouver un nouvel emploi mais se heurta au fait que tout excellent administrateur qu’il fut, le secteur des courses et des paris est, dans le milieu des affaires, suspect. Cent cinquante portes auxquelles il frappa restèrent fermées. Il dut se résoudre à faire des études dans le domaine des valeurs mobilières et fut en septembre 1988 embauché par un agent de change de Montréal, un emploi dont il ne retire que quelques dizaines de milliers de dollars par année.

C’est sur la foi de ce tableau que le premier juge a fixé à 3 ans le délai-congé jugé convenable. Le cas est exceptionnel, voire très exceptionnel. L’affaire n’est pas sans, sous certains rapports, rappeler celle de Standard Broadcasting Corp. c. Stewart (supra) en ce que Stewart occupait un poste supérieur dans une industrie relativement fermée, hautement compétitive et où les chances de se trouver un emploi équivalent sont minces. Notre collègue Baudouin (p. 1758) écrivait:

La réclamation originale de deux ans de salaire était manifestement exagérée. Ce qui constitue un délai-congé raisonnable, dans l’hypothèse d’un contrat à durée indéterminée, est essentiellement une question de fait qui varie avec les circonstances propres à chaque espèce, à partir d’un certain nombre de paramètres connus: nature et importance de la fonction; abandon d’un autre emploi pour l’acquérir; âge, nombre d’années de service et expérience de l’employé; facilité ou difficulté de se trouver une occupation identique ou similaire; recherche subséquente d’un travail; existence ou inexistence de motifs sérieux au congédiement.

Le délai-congé a essentiellement une vocation indemnitaire et a pour but de permettre à l’employeur de résilier le contrat et de trouver une autre personne pour le poste devenu vacant, et pour l’employé de lui permettre d’avoir un temps raisonnable pour se retrouver un emploi sans encourir de perte économique. Les tribunaux agissent alors comme des arbitres et doivent parvenir, en dehors d’une stricte évaluation actuarielle ou comptable, à un chiffre qui, tenant compte de toutes les circonstances, paraît juste et raisonnable. Ce chiffre cependant se base bien évidemment sur certaines données économiques, notamment le montant de la rémunération antérieure de l’ex-employé.

En la matière, comme d’ailleurs dans bien d’autres, il est particulièrement difficile pour une cour d’appel de substituer sa propre opinion et sa propre évaluation à celles du juge de première instance, qui a vu et entendu les témoins, a apprécié l’ensemble de la preuve dont le dossier d’appel ne révèle parfois qu’une partie. Je fais miens sur ce point les commentaires de mon collègue M. le juge Fred Kaufman dans l’affaire Steinberg’s Ltd. c. Lecompte.

En outre, comme le faisait pertinemment observer mon collègue M. le juge Claude Vallerand dans ce même arrêt, il ne faut surtout pas stériliser la jurisprudence par une adhésion aveugle à des soi- disant «normes», issues de l’accumulation de précédents du droit civil ou de la common law. Il convient, bien au contraire, de ne pas paralyser l’évolution du droit, surtout à une époque où le marché du travail connaît tant de bouleversements et de changements structurels, et donc de garder une indispensable souplesse, garante d’une meilleure justice individuelle.

Un délai-congé raisonnable dépend donc des circonstances propres à chaque espèce et d’une impressionnante conjonction de facteurs. L’autorité du précédent doit donc être jaugée ici avec circonspection même si les nombreuses décisions en la matière, par leur sagesse collective, apportent des points de comparaison intéressants.

Comme l’a affirmé plusieurs fois notre cour, c’est essentiellement une perspective globale de l’ensemble des éléments individuels qui doit guider le juge. Le délai-congé doit être suffisamment long pour permettre à l’employé de retrouver une occupation lucrative, mais pas long au point de rendre illusoire l’exercice même du droit de congédiement de l’employeur.

«Le délai-congé a [donc] essentiellement une vocation indemnitaire et a pour but de permettre [à l’employé] d’avoir un temps raisonnable pour se retrouver un emploi sans encourir de perte économique. Or ici, la preuve administrée par Jolicoeur lui-même est à l’effet que cela était impossible à raison de la nature particulière de l’industrie dans laquelle il avait oeuvré. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne doive pas lui accorder un délai généreux qui lui permette de trouver au mieux, la bonne chance aidant. Compte tenu de tous les aspects pertinents du dossier, de la durée de l’emploi, du succès obtenu, de l’âge de l’employé, des efforts déployés suite à son congédiement, de l’absence de motifs sérieux à son congédiement qui soient reliés à son comportement ainsi que des autres circonstances particulières du cheminement de sa carrière et de ses rapports avec son employeur, j’estime que c’est rendre justice à Jolicoeur que de lui accorder un délai-congé de 18 mois, lequel tient aussi compte du respect dû à l’appréciation par le premier juge de l’ensemble de la situation qui l’a amené à être généreux, quoique trop généreux eu égard à la vocation du délai-congé. Le salaire pour l’année 1985 et les premiers six mois de 1986 s’élève à 146 224$.